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Les tribulations de la Marquise
10 mars 2013

Helden.

"HELDEN"

- Pédale !

Arthur baissa la tête, honteux. Il avait déjà entendu ce mot des centaines de fois, dans la bouche de ses ennemis comme de ses amis, et même parfois dans celle d'inconnus. Il faut dire que son air efféminé était repérable à dix kilomètres, et que le fait de porter un anorak rose ne l'aidait en rien, mais il en avait assez. Dans le Berlin des années 80, souillé par la guerre froide, la drogue et le désespoir ambiant, il avait espéré faire la différence, et même apporter un peu de joie de vivre aux gens, mais il n'avait récolté que les quolibets et la violence. 
Pourtant, il avait eu l'intime conviction qu'après la guerre, l'Allemagne deviendrait la patrie de la tolérance et de la paix... Quelle belle utopie. Si le pays avait appris de ses erreurs avec la communauté juive, il n'en était rien avec celle des homosexuels.

Perdu dans ses pensées, il ne se rendit compte qu'au dernier moment qu'il était arrivé à la station du zoo de Berlin. Il habitait actuellement avec un photographe du même bord que lui. Il avait beau ne pas encore être majeur, ses parents l'avaient viré sans ménagement lorsqu'ils avaient appris qu'il ne fonderait jamais une famille normale. En bons chrétiens, ils n'avaient eu aucun scrupule à l'envoyer au diable, en lui souhaitant de vivre toutes les atrocités de l'enfer. 
De toutes manières, rester avec des gens aussi fermés ne l'intéressant pas, il avait préféré lever l'ancre et se débrouiller par lui-même.
Seulement, dans ce pays gangréné, il ne faisait pas bon rester sans ressource et il n'avait eu d'autre choix que de se vendre à de vieux riches lassés de leurs femmes. Fort heureusement, alors qu'il commençait à tendre vers la déchéance la plus totale, associant les pires vices, Ulrich était arrivé et l'avait pris sous son aile.

- Excusez-moi, Monsieur... Vous n'auriez pas une petite pièce ?

Il avait supposé, à l'écoute de cette voix fatiguée et éraillée, tomber nez à nez avec une vieille mendiante décharnée mais au contraire, c'était une jeune fille qui se tenait devant lui. Pas plus âgée que lui et probablement au bord de l'overdose, elle tenait à peine debout. 

- Une petite pièce pour ?

La vie lui avait appris à ne ressentir aucune pitié, surtout pour ces fantômes défoncés qui hantaient la station du Banhof Zoo, mais quelque chose dans le regard de cette enfant lui inspira de la compassion. Il se sentit, d'une certaine manière, proche d'elle. 

- Euh... Vous savez... Non ?

Sa voix se fit plus hésitante, elle ne s'était visiblement pas attendue à cette question. Les lumières du plafond se mirent à danser devant ses yeux et, prise d'un vertige, elle s'effondra à ses pieds.

*

Il n'avait eu d'autre choix que de la ramener chez Ulrich, ne pouvant se résoudre à la laisser crever comme un chien sur le quai. Le photographe n'avait pas protesté, comprenant la situation, et il l'avait laissée se remettre dans la chambre d'amis.

- Eh... Où j'suis ? 

Le son de la voix de David Bowie résonnait dans la salle à manger tandis qu’Arthur et Ulrich s'embrassaient goulument sur le canapé. Nullement étonnée, la jeune fille vint se planter devant eux et réitéra sa question, sentant déjà les démangeaisons propre au manque. Elle se sentait complétement perdue, et la défonce s'en allant petit à petit, reprenait pied dans la réalité. 
Le jeune homme avait rougi et s'était levé avec précipitation lorsqu'il avait reconnu son timbre de voix si particulier, honteux de s'être ainsi donné en spectacle, alors qu'Ulrich s'était contenté d'aller éteindre le tourne-disque. 
Ils lui expliquèrent rapidement qu'elle était passé à côté d'une overdose et qu'il s'en était fallu de peu, mais elle semblait tellement absente qu'ils comprirent qu'elle ne souhaitait qu'une chose : une nouvelle dose. Un dilemme se posa alors : la laisser repartir tout en sachant qu'elle allait y passer prochainement, ou la garder ici ? 

- Dis-moi, comment t'appelles-tu ? 

Ulrich l'avait prise par les épaules en la forçant à le regarder dans les yeux, excédé de n'obtenir que des grognements pour seule réponse.

- Hein... ? Je m'appelle Gretel.
- Comme celle du conte ? C'est génial !

Comme à son habitude, le photographe était passé de l'énervement à l'exaltation de manière soudaine et absurde. Arthur ne lui en tenait plus rigueur, mais il devait bien avouer que cela le surpris agréablement, d'autant plus qu'il avait eu peur d'abuser de son hospitalité...

- Génial... hm... oui.

Son regard, qui s'était illuminé quelques secondes, redevint vite vide et éteint. 

- Vous auriez pas... une petite pièce ?

Arthur faillit se claquer la tête contre le mur mais décida d'adopter une attitude plus sereine et entreprit d'aller lui rouler un joint pour compenser l'absence d'héroïne. Gretel le remarqua et observa son petit manège jusqu'à ce qu'il lui donne. 
Une fois qu'elle eut finit de le fumer, elle semblait un peu plus ancrée dans la réalité.

- Je... suis désolée. Je devrais partir, des gens m'attendent, je dois travailler...
- Tu travailles ?

Ulrich avait les yeux écarquillés. Où pouvait donc bosser ce déchet humain ?

- Oui... A la station. 

Les deux hommes comprirent aussitôt, elle se prostituait probablement du côté des 'baby', ces enfants complétement accros qui acceptaient n'importe quel client pour peu qu'ils leur donnaient de quoi se payer une dose. Sale époque, songea Arthur, renvoyé vers son propre passé. A la différence qu'il n'avait jamais goûté cette drogue, trop conscient de ses effets et de cette autodestruction­ latente qui ne laissait presque aucune chance à ceux qui y touchaient. 

- Mais, quel âge as-tu ?
- Quatorze ans.

Leur surprise fut totale et partagée. Et c’est également là qu’ils prirent réellement conscience des ravages que la vie avait faite sur elle. Ce qui changea totalement la donne, et ils passèrent d’un sentiment lointain de pitié à une profonde compassion. Ils allaient l’aider, lui redonner une dignité et la sortir de ce merdier dans lequel elle semblait embourbée depuis bien trop longtemps. Sans s’en rendre compte, ni se concerter, ils prirent leur décision en même temps.

*
Quatre semaines avaient passé durant lesquelles ils s’étaient acharné pour que Gretel ne retouche pas à une seringue et ne retourne pas dans la zone des ‘baby’. Ils l’avaient nourrie, logée, lui avaient fourni les joints nécessaires et la méthadone dont elle avait besoin pour ne pas faire des crises de manque trop importantes. Les deux premiers jours, ça avait été un enfer ; ses cris de souffrance avaient empli l’appartement entier et lorsqu’ils étaient venu la voir au petit matin, ils étaient tombé nez à nez avec des draps ensanglantés et son air terrifié. Elle s’était griffé les jambes jusqu’à s’arracher des lambeaux de peau, et celles-ci avaient mis la semaine suivante à cicatriser. Mais au prix de ces quatre semaines d’effort, auquel elle avait de plus en plus consenti et participé, le résultat avait été là : elle avait repris des couleurs, son esprit était mille fois plus clair qu’au premier jour et elle avait renoncé à l’héroïne, pour de bon.
Arthur et Ulrich étaient, quelque part, tous les deux fiers de ce qu’ils avaient accompli, la renaissance de Gretel leur donnant envie et l’idée d’ouvrir un centre de réinsertion pour les jeunes de Berlin, trop nombreux à être au bord de l’overdose alors qu’ils n’avaient même pas quinze ans. Les ‘baby’, comme ils étaient appelé, tellement nombreux qu’ils en devenaient presque une généralité. Dans le Berlin déchiré par la guerre, difficile de se trouver une place et un but, et le couple l’avait bien compris. Trop de jeunes quittaient le système scolaire, système qui ne mettait absolument rien en œuvre pour les motiver ou les pousser vers la réussite. Dans ce contexte, il n’était même plus question de réussir, étant donné que la vie était elle-même devenue une survie. 

Alors quand, Gretel leur annonça au bout du mois écoulé qu’elle souhaitait revenir chez ses parents et retrouver la vie qu’elle menait avant de toucher aux seringues et aux petites cuillères, le photographe et son amant la laissèrent reprendre sa liberté, avec à la fois un pincement au cœur mais aussi un espoir énorme, car ils avaient senti en elle le potentiel nécessaire à sa réussite dans la vie. Ils n’avaient plus aucun doute sur sa réinsertion et son nouveau et heureux départ. 

*

- Ulrich, viens voir !

Une semaine après le départ de leur protégée, ils avaient mis les choses en place et aménagé l’appartement pour pouvoir au mieux accueillir les ‘baby’. 
Arthur avait reçu le journal de Berlin et lisait distraitement les gros titres lorsqu’un en particulier attira son attention. 

"La fin tragique d’une enfant : Gretel Zimmerman.
Ce matin, un corps a été retrouvé dans les toilettes de la station Banhof, une seringue dans le bras."

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